« Charte européenne des langues régionales : les vraies raisons du refus du Sénat »

Les sénateurs de droite et du centre ont rejeté mardi soir le projet de loi visant à ratifier la Charte européenne des langues régionales. Certains par tradition jacobine, d’autres par calcul politicien.

Par Michel Feltin-Palas, publié le

Lire l’article sur le site de l’Express.

La France s’en glorifie : elle serait LE pays des droits de l’homme. Cela ne l’empêche pas d’être l’un des États du Vieux-Continent à priver une partie de ses citoyens d’un droit élémentaire, celui de parler sa langue maternelle. Cette contradiction risque de perdurer puisque, ce mardi, le Sénat a rejeté par 180 voix contre 155 le projet de loi qui aurait permis de ratifier la Charte européenne des langues régionales et minoritaires. À la différence de 25 autres nations européennes…

« La majorité était acquise »

En l’occurrence, le texte a, pour l’essentiel, été victime de considérations politiques, car, sur le fond, une majorité de sénateurs se sont déclarés favorables aux langues régionales. Pourtant, la gauche a longtemps cru pouvoir compter sur l’appui de parlementaires de la droite et du centre issus des territoires à forte identité (Alsace, Bretagne, Corse, Pays Basque, Béarn, etc). « Nous avions effectué les pointages avant l’été: la majorité était acquise », affirme la sénatrice socialiste Frédérique Espagnac. Elle a dû déchanter.

 Le projet aurait ensuite été examiné par l’Assemblée, où une proposition de loi similaire avait recueilli 361 voix pour et 149 contre en janvier 2014. Restait, pour ce texte modifiant la Constitution, à convoquer le Congrès (rassemblement des députés et des sénateurs à Versailles) et à y rassembler une majorité des trois cinquièmes. Cela paraissait jouable. François Hollande avait même fixé le calendrier : 2016.

Seulement voilà, à la rentrée, quelques ténors Républicains de la Haute Assemblée – son président, Gérard Larcher, et le président du groupe, Bruno Retailleau – sont montés au créneau et ont fait pression sur leurs troupes. Avec succès. Mardi, l’adoption d’une question préalable a permis de rejeter le texte avant même qu’il ne soit examiné. La raison de ce blocage ? Le fond, en apparence, mais aussi quelques calculs de bas étage.

Une Charte « inutile » et « dangereuse »

Commençons par le fond. Deux arguments ont été utilisés par les adversaires de la ratification : selon eux, la Charte serait « inutile » et « dangereuse ».

Inutile, puisque les 39 mesures que la France a retenues parmi les 98 proposées – la Charte fonctionne selon une logique de « libre-service » – seraient… déjà en vigueur sur notre territoire.

Dangereuse, puisqu’elle conférerait des « droits spécifiques » à des « groupes » de locuteurs à l’intérieur de « territoires ». N’est-ce pas pour cette raison que le Conseil constitutionnel s’était opposé à la ratification du texte en 1999, considérant que cela porterait atteinte à l' »indivisibilité de la République », à « l’égalité devant la loi » et à « l’unicité du peuple français » ?

Mais l’objet du projet de loi était précisément de modifier la Constitution pour permettre la ratification de la Charte. Et, pour lever les obstacles soulevés par le Conseil constitutionnel, une « déclaration interprétative » avait été ajoutée. Celle-ci stipule explicitement que « l’emploi du terme de ‘groupes’ de locuteurs ne confère pas de droits collectifs pour les locuteurs des langues régionales ou minoritaires ». Elle précise également que la Charte sera « interprétée dans un sens compatible avec le préambule de la Constitution, qui assure l’égalité de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ». Le Conseil constitutionnel a d’ailleurs reconnu qu’aucune des 39 mesures retenues par la France ne contrevenait à notre loi fondamentale.

Qu’à cela ne tienne. Reprenant l’avis du très jacobin Conseil d’État, Philippe Bas, le rapporteur Républicain de la commission des lois, estime que tout cela introduirait une incohérence entre des textes « peu compatibles entre eux ». La déclaration interprétative viendrait contredire la Charte, qui elle-même mettrait en péril les principes fondamentaux de notre Constitution. Une majorité de sénateurs, issus des rangs Républicains et centristes, l’ont suivi, accompagnés par une poignée de radicaux de gauche.

Des motivations principalement d’ordre politique

Ce débat juridique, toutefois, ne doit pas masquer l’essentiel. En réalité, les motivations de la droite sont principalement d’ordre politique, et parfois politiciens. On peut tenter de les résumer ainsi:

  1. Préserver l’unité nationale. Ils n’osent plus vraiment le dire, mais, tradition jacobine oblige, de nombreux sénateurs Républicains restent fondamentalement hostiles aux langues régionales. Selon eux, celles-ci constituent une menace pour l’unité nationale et doivent donc être éradiquées. Pas question, dans ces conditions, d’adopter un texte qui pourrait permettre à ses défenseurs de les relancer.
  2. Masquer ses divisions. Si la discussion parlementaire s’était déroulée librement, la droite se serait éparpillée, comme cela s’était produit à l’Assemblée nationale en janvier 2014. Car, dans leur for intérieur, certains sénateurs Républicains et centristes, souvent issus des régions où les langues régionales sont encore pratiquées, sont favorables à cette ratification. Voter la question préalable a permis d’éviter le débat et de ne pas exposer les désaccords du groupe devant l’opinion.
  3. Ne pas faire un « cadeau » à Hollande. Avant l’été, les « pointages » les plus sérieux montraient qu’il existait une majorité sur ce texte au Sénat – pour simplifier : toute la gauche, moins les radicaux, plus une trentaine de sénateurs de droite et du centre. Ce qui rendait vraisemblable une majorité des 3/5e au Congrès, dès lors qu’un texte sur le même sujet avait rassemblé à l’Assemblée nationale 361 voix pour et 149 contre en janvier 2014. Les Républicains n’avaient aucune envie d’accorder à Hollande un tel succès, a fortiori à un an de la présidentielle.
  4. Concurrencer le Front national. En mettant en avant les risques de « communautarisme », une partie des Républicains, Bruno Retailleau, notamment, n’a pas choisi une terminologie innocente. « Il ne faut pas aller sur ce terrain au moment où les Français ressentent un malaise identitaire », a lancé le sénateur de Vendée. En s’opposant à cette charte, il s’agit donc aussi de couper l’herbe sous le pied du Front national, en assimilant les langues historiquement parlées sur le territoire national à celles pratiquées par les migrants. Une analogie spécieuse sur le fond (les langues des migrants sont exclues du bénéfice de la Charte), mais censément habile sur le plan électoral.

Les amoureux des langues régionales mécontents

Cette tactique, évidemment, a un gros défaut. En bloquant le texte, les sénateurs de droite mécontentent les amoureux des langues régionales, qui se recrutent aussi dans leur camp. On souhaite notamment bien du plaisir à des élus comme Jean-Pierre Grand (Hérault), Pierre Médevielle (Haute-Garonne), René Danesi et Catherine Troendlé (Haut-Rhin), Fabienne Keller (Bas-Rhin) ou Michel Vaspart (Côtes-d’Armor). Élus dans des régions où l’attachement à la langue historique est encore fort, ils risquent d’avoir bien du mal à expliquer leur vote. Et ce n’est pas le dépôt, dans le même temps, d’une proposition de loi bâclée visant à « promouvoir les langues régionales » qui modifiera la donne.

Voilà comment le Sénat, autoproclamé « chambre des territoires », a fini par s’opposer à une charte qui cherche à défendre les langues parlées historiquement sur nos territoires. Une contradiction de plus.

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