Discours sur la saisine de la CEDH sur des questions de sécurité nationale
Le jeudi 2 avril, je suis intervenu dans l’hémicycle sur une proposition de résolution de l’UMP invitant le Gouvernement à renégocier les conditions de saisine et les compétences de la Cour européenne des droits de l’Homme, sur des questions touchant à la sécurité nationale et à la lutte contre le terrorisme.
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J’ai exprimé que la philosophie de ce texte, joue sur la démagogie et sur les peurs, notamment sur la crainte que la France ne soit plus maîtresse chez elle, même dans le domaine de la loi. Il est en effet faux de proclamer, comme le faisait l’auteur de cette proposition de résolution, que l’Europe des droits fondamentaux se construit contre les ordres juridiques nationaux. Faire de la CEDH un bouc émissaire, c’est méconnaître le cadre général du droit européen en matière de droits de l’homme. J’ai enfin rappelé que si notre pays est confronté à une menace terroriste grave et que la question de l’expulsion des étrangers ou des personnes déchues de la nationalité qui sont condamnés pour terrorisme est une question difficile, nous ne pouvons néanmoins l’évacuer en nous exonérant nous-mêmes du respect des droits de l’homme. Il serait en effet curieux que le pays qui se vante d’être la patrie des droits de l’homme et qui leur confère une universalité s’imposant à l’ensemble des habitants de cette planète veuille s’en exonérer lorsque ces principes sont défendus par une institution communautaire !
Compte-rendu de mon intervention
Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, la proposition de résolution du groupe UMP « invite le Gouvernement français à entamer des négociations avec les pays signataires de la Convention européenne des droits de l’Homme afin de réviser la composition et les compétences de la Cour et notamment interdire les requêtes individuelles aux terroristes condamnés par les juridictions nationales des parties contractantes. Dans l’hypothèse où ces modifications indispensables ne pourraient être obtenues, la présente résolution invite le Gouvernement français à faire savoir à ses partenaires que la France serait prête à dénoncer la Convention ». Par une telle proposition de résolution, M. Lellouche et ses collègues de l’UMP attaquent frontalement la Cour européenne des droits de l’Homme de manière démagogique !
Faire de la CEDH un bouc émissaire, c’est méconnaître le cadre général du droit européen en matière de droits de l’homme ! En effet, les principes de la convention de 1949 sont pleinement intégrés dans le droit communautaire et dans les droits nationaux.
À ses débuts, la Communauté européenne ne s’est pas vraiment souciée des droits de l’homme. Les auteurs des traités pensaient qu’en raison de leur nature économique, il n’y aurait pas d’interférence entre législation communautaire et droits de l’homme. Dès les années 1970, pourtant, la Cour de justice de l’Union européenne a élaboré une jurisprudence très protectrice des droits fondamentaux. Cette évolution a été parachevée par la rédaction en 2000 de la charte des droits fondamentaux, à laquelle le traité de Lisbonne de 2009 confère une force juridique.
La construction de cet espace communautaire des droits de l’homme ne s’est pas faite en concurrence avec la Cour européenne des droits de l’Homme de Strasbourg mais dans un réel esprit de convergence. Depuis le traité de Maastricht, les droits reconnus par la Convention européenne des droits de l’Homme sont considérés comme des « principes généraux du droit de l’Union ». Le traité de Lisbonne est allé beaucoup plus loin en prévoyant à son article 6 que « l’Union adhère à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales ». L’adhésion prochaine, nous l’espérons, de l’Union européenne à la CEDH constituera une étape primordiale de la construction de cet espace européen des droits de l’homme.
Enfin, il est faux de proclamer, comme le fait l’auteur de cette proposition de résolution, que l’Europe des droits fondamentaux se construit contre les ordres juridiques nationaux. La jurisprudence de la Cour s’appuie au contraire sur ce que le traité de Lisbonne consacre sous le nom de « traditions constitutionnelles nationales ».
Le sujet que vous mettez en exergue dans votre proposition de résolution en est une preuve éclatante : votre texte vise à « interdire les requêtes individuelles aux terroristes condamnés par les juridictions nationales des parties contractantes ».
Cette proposition viole à la fois l’article 13 de la convention européenne des droits de l’homme et l’article 47 de la Cour de justice de l’Union européenne.
Le droit au recours n’est pas une invention de la CEDH : c’est avant tout un principe du droit français, reconnu tant par le Conseil d’État que par le Conseil constitutionnel. D’ailleurs les critiques que vous adressez aujourd’hui à la CEDH ne sont-elles pas semblables à celles qu’essuya le Conseil d’État lorsqu’en 1962, il annula la décision du général de Gaulle instituant une Cour militaire de justice chargée de juger selon une procédure spéciale et sans recours possible les auteurs et complices de certaines infractions en relation avec les événements algériens ?
En clair, la philosophie de votre texte, comme des autres textes inscrits à l’ordre du jour dans le cadre de votre niche parlementaire, joue sur la démagogie et sur les peurs, notamment sur la crainte que la France ne soit plus maîtresse chez elle, même dans le domaine de la loi.
Votre exposé des motifs invoque l’exemple de la liberté d’association des militaires, qui nous aurait été imposée par une décision la CEDH. À la suite de cette décision, une association professionnelle de gendarmes a en effet été créée pour la première fois au sein de la gendarmerie nationale. Au lieu d’y voir une avancée pour notre pays et pour notre armée, comme M. Denis Favier, directeur général de la gendarmerie nationale, pour qui il s’agit d’une « opportunité de moderniser encore plus la chaîne actuelle de concertation et de participation et de faire évoluer les modalités du dialogue interne », vous y voyez une perte de souveraineté inacceptable.
Avouez qu’il serait curieux que le pays qui se vante si souvent d’être la patrie des droits de l’homme et qui leur confère une universalité s’imposant à l’ensemble des habitants de cette planète veuille s’en exonérer lorsque ces principes sont défendus par une institution communautaire !
De même, les auteurs de la proposition de résolution estiment que les arrêts concernant des personnes condamnées pour terrorisme qu’ils citent dans l’exposé des motifs sont une illustration du caractère contestable des décisions de la Cour. Pourtant, les raisons qui justifient l’opposition de la Cour à l’expulsion vers des pays où ces personnes encourraient la torture semblent difficilement réfutables.
Dans le cas de Kamel Daoudi, la CEDH note qu’il « ressort de sources à la fois multiples, concordantes, fiables et récentes, notamment des rapports du comité des Nations Unies contre la torture, de plusieurs organisations non gouvernementales, du département d’État américain et du ministère de l’intérieur britannique, qu’en Algérie, les personnes impliquées dans des faits de terrorisme sont arrêtées et détenues par les services de sécurité de façon peu prévisible et sans base légale clairement établie, essentiellement afin d’être interrogées ou pour obtenir des renseignements et non dans un but uniquement judiciaire ». Selon les mêmes sources, « ces personnes, placées en détention sans contrôle des autorités judiciaires ni communication avec l’extérieur peuvent être soumises à des mauvais traitements, y compris la torture. Le Gouvernement n’a pas produit d’indications ou d’éléments susceptibles de réfuter ces affirmations et, de plus, la Cour nationale du droit d’asile a également considéré qu’il était raisonnable de penser que, du fait de l’intérêt qu’il peut représenter pour les services de sécurité algériens, M. Daoudi pourrait faire l’objet, à son arrivée en Algérie, de traitements inhumains ou dégradants ».
Notre pays est confronté à une menace terroriste grave et la question de l’expulsion des étrangers ou des personnes déchues de la nationalité qui sont condamnés pour terrorisme est une question difficile. Néanmoins, nous ne pouvons l’évacuer en nous exonérant nous-mêmes du respect des droits de l’homme. Des solutions, parfois d’urgence, ont été trouvées ; d’autres peuvent l’être dans le respect des droits fondamentaux.
Il faut donc savoir faire preuve d’un peu d’humilité et considérer que la France peut présenter des carences dans le domaine du respect des droits de l’homme. Il est ainsi une catégorie de droits de l’homme que la France refuse obstinément de prendre en compte : celui des minorités, y compris les minorités d’origine. La France a beau s’autoproclamer pays des droits de l’homme, elle a bien du mal à en mettre certains en pratique. Le pire est qu’elle enjoint à d’autres pays de respecter leurs minorités !
Cela pourrait faire sourire – comme le fait, par exemple, que la France demande à l’État chinois d’accorder un statut officiel à la langue tibétaine tout en continuant à ne pas reconnaître ses propres langues régionales. La France ne reconnaît ni ne protège ces langues, qui ne bénéficient toujours pas d’un statut juridique ni de quelle que forme de protection que ce soit, tandis que le nombre de leurs locuteurs ne cesse de baisser d’année en année, à tel point que l’UNESCO les considère comme en danger, voire en grand danger d’extinction. Certaines personnalités politiques, et non des moindres, ainsi que les gardiens du temple de la francité que sont le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État s’opposent même à ce que la France ratifie la très anodine charte européenne des langues minoritaires : faites ce que je dis, pas ce que je fais ! Le comité des droits économiques, sociaux et culturels de l’UNESCO recommande d’ailleurs régulièrement à la France de reconnaître ses minorités.
La France devrait donc faire preuve d’humilité et accepter de devoir respecter les droits de l’homme, y compris, le cas échéant, ceux de gens qui ne le méritent pas. Une justice d’exception, en vigueur dans d’autres pays et qui donne lieu à de graves dérives – je pense notamment aux États-Unis, à la tristement célèbre prison de Guantánamo et aux prisons secrètes disséminées dans le monde – n’est pas une réponse souhaitable à la menace qui pèse sur nous.
C’est précisément ce genre de justice d’exception qui met à mal les fondements de notre ordre juridique démocratique et transparent que souhaitent détruire les terroristes. Ne tombons pas dans ce piège qui consisterait à renier nos valeurs démocratiques pour mieux combattre l’absence de ces mêmes valeurs chez nos ennemis.
Au fond, vous pensez qu’il y a trop de droits fondamentaux.
Vous pensez aussi que certains êtres humains ne méritent pas d’en bénéficier, ayant, par leurs actes, perdu ce privilège. Il est évidemment impopulaire de défendre les droits des prisonniers et des terroristes. Je crois cependant, pour reprendre les mots de la CEDH elle-même, que « la justice ne saurait s’arrêter à la porte des prisons » : le propre des droits fondamentaux est justement qu’ils sont inaliénables. Il n’y a pas, à côté de la déclaration universelle des droits de l’homme, une déclaration universelle des droits de l’homme soupçonné de terrorisme.
Voici donc pourquoi, chers collègues, tant pour des raisons juridiques que pour des raisons de fond, mon groupe parlementaire votera contre cette proposition de résolution.