Intervention trilingue sur la ratification de la charte des langues régionales
Le mercredi 22 janvier 2014, je suis longuement intervenu en séance, en Français, en Gallo et en Breton, sur la proposition de loi de ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. J’avais moi-même déposé une proposition de loi similaire au nom de mon groupe parlementaire. Les débats ont été l’occasion de rappeler la nécessité d’œuvrer pour un cadre législatif protecteur des langues régionales. Pour cela, la ratification de la Charte est un premier pas qui nécessite les 3/5è, seuil plus que jamais prêt à être atteint à l’Assemblée nationale et au Sénat.
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Compte-rendu de mon intervention
Voilà que je ne sais plus vraiment comment m’adresser à vous, puisque j’ai la particularité d’être bilingue, étant originaire de la zone mixte de Bretagne, celle qui parle gallo et qui parlait encore le breton il n’y a pas si longtemps. Bilingue dès la naissance donc, si je puis dire, trilingue avec la République… J’espère que cela ne fait pas de moi un monstre et que je ne vous fais pas peur, étant de ces bêtes bizarres qui possèdent en eux-mêmes plusieurs langues. D’ailleurs, quand j’entends que les langues sont dangereuses, je n’y crois guère ! (Sourires et applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)
Cela fait maintenant près de quinze ans que nous attendions une telle initiative. Je remercie donc le Premier ministre et notre excellent collègue Jean-Jacques Urvoas. Je sais que, sur tous les bancs de notre assemblée, de nombreux députés, issus de tous les territoires de la République, sont attachés à ces langues régionales qui constituent non seulement notre patrimoine, mais aussi notre essence par certains aspects.
La France est très riche, car elle possède soixante-quinze langues. Au sein même de la métropole, trois familles indoeuropéennes différentes coexistent, latine, germanique et celte, auxquelles s’ajoute le basque. Sans compter les outre-mer, avec les langues polynésiennes et mélanésiennes, le Hmong…
Bref, la France est un paradis pour les linguistiques. Les Français ne s’en sont malheureusement pas aperçus. C’est ainsi ! Cette diversité linguistique a plutôt eu tendance à être reniée, voire combattue. Aujourd’hui encore, la France est l’un des rares pays à ne pas reconnaître ses langues, à ne pas les protéger par une législation. Notre cadre légal a oscillé de la franche hostilité, il faut bien le dire, à une toute timide reconnaissance, très encadrée par les cours souveraines, dont la jurisprudence est plutôt négative.
On remonte souvent fort loin, on nous cite l’édit de Villers-Cotterêts, qui serait l’acte fondateur du français. Mais je suis désolé : l’ordonnance imposait de se servir du « langage maternel français », et il y en avait plusieurs dans le royaume. Les Occitans ont ainsi continué à se servir de l’occitan comme langue écrite et langue d’administration, langue du Parlement de Bordeaux, de celui de Toulouse. Même au Pays basque, la langue écrite n’était pas le basque, mais l’occitan.
C’est véritablement sous la Révolution française que cela a commencé à se gâter, et l’abbé Grégoire a déjà été évoqué. On connaît la célèbre tirade : « Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton ; l’émigration et la haine de la République parlent allemand ; la contre-révolution parle l’italien et le fanatisme parle basque. Cassons ces instruments de dommage et d’erreurs ».
Nous voyons bien là le projet révolutionnaire : une seule langue pour tout le monde et ainsi le monde aura sa fin. Nous pouvons comprendre qu’une période troublée de notre histoire pousse à se montrer quelque peu extrême. Malheureusement, aux XIXe et au XXe siècles, cela a continué. Ainsi, les préfets qui accueillaient les nouveaux promus de l’École normale leur enjoignaient de se souvenir qu’ils n’étaient en place que pour tuer la langue bretonne. Et cela a duré jusque dans les années soixante !
Se posait donc un léger problème entre la République et une partie de ses citoyens, et nous connaissons un certain nombre d’affaires récentes du même ordre. Je citerai évidemment le livret de famille bilingue de Carhaix : cela ne pose aucun problème dans un bon nombre de pays en Europe, mais dans notre pays, il faudrait établir deux livrets, un en français et un en breton, et tout remplir deux fois au lieu d’une seule ! Sans doute est-ce cela, la simplification administrative !
C’est ce genre de chose que l’on nous refuse. L’application de l’article 2 de la Constitution est parfois assez restrictive. L’administration interprète, voire surinterprète les décisions du Conseil constitutionnel en les durcissant et il est courant que des fonctionnaires par trop zélés en déduisent que l’on ne peut utiliser que le français. Ils sapent le travail des élus locaux, nous l’avons déjà évoqué. Je ne résiste d’ailleurs pas à la tentation de vous citer la prose d’un recteur dans une lettre du 3 octobre 2013, répondant à une sollicitation du conseil régional de Bretagne qui propose d’inscrire la devise de la République sur les frontons des lycées en breton et en français : « Liberté, égalité, fraternité », « Frankiz, Kavatalded, Breudeuriezh ». Il estime ainsi que « la proclamation de la devise de la République, qui contribue à l’affirmation de l’identité nationale, ne peut être faite dans une autre langue que celle de la République. » Mais cela signifie exactement la même chose, que ce soit rédigé en breton ou en français ! Quel est le problème ? C’est qu’on lie, et M. Myard nous y a invités, nationalité et langue.
L’égalité ne passe évidemment pas par l’unicité culturelle et la langue française. Revenons-en à l’esprit du contrat social : les hommes se rassemblent pour gouverner en dehors de toute appartenance religieuse, culturelle et ethnique. Hélas, chez nous, la notion de République est ethnicisée : on la fait coïncider avec la langue française qui n’est autre qu’un marqueur de l’ethnie française. Cela détourne totalement l’idée de République. On peut même se demander, comme le faisait le très regretté Guy Carcassonne, si la République a besoin d’une langue !
Surtout, les valeurs universelles contenues dans la devise de la République peuvent s’exprimer, et c’est heureux, dans toutes les langues du monde. L’esprit des Lumières nous a appris que certaines valeurs universelles nous lient, au-delà de notre appartenance ethnique, nationale et culturelle, au reste de l’humanité. La défense de la diversité, la reconnaissance de l’égale dignité des cultures et des langues sont des valeurs universelles que la France se doit de prendre en compte. On notera ainsi fort à propos que le monolinguisme français, bien qu’il soit la règle, n’empêche pas la progression de la langue anglaise.
En effet, comme le rappelle Michel Guillou, qui n’est autre que le président du Réseau international des Chaires Senghor de la Francophonie, le multilinguisme est à la démocratie culturelle ce que le multipartisme est à la démocratie politique. Le pluriel linguistique croît rapidement. Le multilinguisme est moderne. La langue unique est un concept maintenant dépassé. La langue française doit lier son destin à l’essor du multilinguisme, préalable au maintien de la diversité culturelle dont elle est un des fers de lance. En militant pour le multilinguisme du local à l’international et en France même, on assurera la pérennité de la langue française en trouvant là un des fondements de son attrait comme grande langue internationale et un moteur de son rayonnement.
Dans tout ce propos, on constate que les langues régionales, loin d’être un combat d’arrière-garde, permettent une meilleure appréhension du monde globalisé et de lutter contre l’uniformisation tout en valorisant la langue française.
On pourra d’ailleurs se demander si la France peut continuer, comme elle le fait depuis trop longtemps, à défendre avec ardeur chez les autres le français lorsqu’il est une langue minoritaire et à rejeter quasi systématiquement ces mêmes langues minoritaires sur son propre sol. Au nom de quel raisonnement spécieux la protection des langues serait-elle une vertu au Canada, en particulier au Québec, et une atteinte à la nation et un appel au communautarisme dans notre pays ?
Néanmoins, même en France, les mentalités évoluent. Nous nous acheminons vers une timide reconnaissance. L’article 75-1 de la Constitution et l’article 40 de la loi sur la refondation de l’école ont été cités en ce sens, même si l’introduction de la mention du français comme langue de la République dans l’article 2 de la Constitution, censé lutter contre la pénétration de l’anglais, quand bien même il le pourrait, sert en fait au Conseil constitutionnel à élaborer une jurisprudence visant à limiter toute avancée pour les langues régionales. Il a fallu d’ailleurs introduire un article 21 dans la loi Toubon de 1994 pour que cette loi pour la défense du français ne se retourne pas contre les langues régionales.
Encore récemment, dans un avis rendu l’année dernière, le Conseil d’État estime que la Charte porterait atteinte à tout ce qui fonde le pacte social et serait contraire à l’essence même de la République française. Selon lui, ratifier la Charte reviendrait alors à détruire le régime constitutionnel français, alors qu’il estimait lui-même que les engagements choisis par la France se bornent pour la plupart à reconnaître des pratiques déjà mises en œuvre.
Les circonvolutions juridiques utilisées cachent bien mal la lutte acharnée que mènent ces institutions conservatrices contre les langues régionales. Il convient donc de reconnaître que ces dernières restent dans une grande insécurité juridique. Leur développement et leur transmission sont gravement entravés par cette absence de droit positif. Leur pérennité et leur existence même ne peuvent être assurées que dans un cadre législatif positif. La ratification de la Charte est-elle un moyen de cette normalisation linguistique ? On peut raisonnablement le penser, même si une large partie des mesures sélectionnées par la France est déjà mise en œuvre.
Il convient en effet de ne pas fantasmer, dans un sens ou dans l’autre, sur la portée de cette charte. Elle ne permettra pas une explosion de l’usage des langues régionales, mais sera un corpus juridique sur lequel s’appuyer pour avancer dans une future loi-cadre sur les langues régionales. De même, elle n’imposera pas les langues régionales dans l’enseignement ou l’administration, comme voudraient le faire croire certains agitateurs de droite ou de gauche. Ces dispositions n’ont pas été retenues par la France.
Certaines interrogations ou craintes sont toutefois suscitées par la rédaction actuelle du texte, notamment en ce qui concerne la constitutionnalité de l’interdiction de l’usage des langues régionales dans les administrations et services publics, alors qu’elles sont déjà utilisées au quotidien dans bon nombre d’entre elles, notamment dans les régions d’outre-mer. Ainsi, qu’en est-il du service public de France 3 ? J’ai déposé des amendements sur le sujet, j’aurai l’occasion d’y revenir.
Pourquoi ratifier la Charte ?
Ce débat en lui-même devrait être bénéfique. Parler des langues régionales au Parlement n’est jamais anodin. Adopter la Charte permettra aussi de faire évoluer les mentalités sur la compatibilité de notre République avec les langues régionales et de l’opposer aux petits chefs de l’administration dont j’ai mentionné l’action négative. Mais il ne suffit pas de faire évoluer les mentalités, il faut faire évoluer le droit. Nous avons besoin d’une assise constitutionnelle. Ratifier la Charte, c’est le premier pas vers une loi-cadre sur les langues régionales. Si le vote du Parlement est suffisamment massif, c’est un encouragement que le Gouvernement devra prendre en compte pour avancer encore davantage sur le sujet. Il y a en effet de nombreux domaines, dans la signalétique, l’enseignement, les médias, la culture, où pratiquement rien n’existe. Cette absence de législation nuit aux langues régionales et avantage ceux qui veulent leur disparition.
Je conclurai avec une poétesse qui a appris à écrire le breton toute seule, puisque ce n’est malheureusement pas à l’école qu’elle aurait pu le faire, qui est restée paysanne, seule dans sa ferme, et a écrit des cahiers comme Elvira par exemple l’a fait en Amérique centrale : « Met’drokfen ket evit teñzorioù. Va Bro, va Yezh ha va Frankiz ». Autrement dit, « Mais je n’échangerais contre nul trésor mon pays, ma langue et ma liberté ». (Applaudissements sur les bancs des groupes SRC, écologiste, RRDP et UDI.)